Le nouveau gouvernement (provisoire) mis en place est contesté par les acteurs de la révolution. Quatre de ses membres démisionnent pour contester la place réservée aux ministres de l'ancien gouvernement de Ben Ali et à son parti le RDC, tandis qu'il n'intègre pas les formations interdites sous Ben Ali, notamment le Congrès pour la République (CPR), fondé par Moncef Marzouki (dont on peut voir le blog).
La presse arabe s'enflamme pour la révolution tunisienne qui se répand comme une onde de choc et des martyrs s'immolent par le feu en Algérie, en Egypte, en Mauritanie. Quelle tragédie d'en arriver à ce point de n'avoir que cette manière de s'exprimer ! Le feu du désespoir, titre le journal algérien DNA.
El Watan considère que ce désespoir peut donner lieu à des explosions en Algérie aussi où le peuple ne supporte plus sa condition de misère et de privation de liberté :
"Le désespoir bat son plein. Au verrouillage politique s’ajoute l’injustice sociale qui s’est répandue à travers l’ensemble du territoire et qui s’est aggravée durant la première décade du XXIe siècle. Le retour relatif de la paix n’a pas ramené le progrès longtemps souhaité. Les politiques de colmatage et de replâtrage n’ont fait que creuser l’écart entre le pouvoir et la société. La rue algérienne gronde. Il suffit d’une étincelle pour allumer un brasier…" En Algérie aussi on manifeste en ce moment voir ici
Une grande manifestation est appellée le 22 janvier par le député et leader du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), Saïd Saadi, pour demander la dissolution de toutes les institutions élues (et la levée de l'état d'urgence en vigueur depuis 1992).
En Egypte c'est le 25 janvier qu'est appellée une manifestation, date symbolique, c'est le jour de la police.
Et sur internet un slogan court dans tous les pays « De Tunis à Alger, Arabes, unissez-vous ». voir sur le site de France-info
Le Quotidien d'Oran interpelle son gouvernement « entendez-vous cette immense clameur qui vient de l'Est ?:
" les gouvernants d'Alger entendent-ils cette clameur ? Sentent-ils que nous voulons, en cet instant et pour les jours qui viennent, être comme les Tunisiens ? "
Le quotidien marocain Au Fait sous le titre de : «Leçon». écrit « Le peuple tunisien que l'on croyait soumis, acculé au silence, a finalement donné une leçon au monde en prouvant que le radicalisme religieux n'est pas la voie unique contre les dictatures. Après 24 ans d'un régime policier brutal et à l'issue d'un discours présidentiel qui se voulait ouvert, c'est sans aucune connotation religieuse ou politique, ni ingérence étrangère, que le peuple tunisien a mis en déroute le régime.»
Le philosophe tunisien Abdelwahab Meddeb considère que l'onde de choc touche l'Egypte où le peuple prépare des manifestations : ce qu'il se passe en Tunisie constitue un espoir pour les peuples et un cauchemar pour les dictateurs.
L’onde de choc de la révolution tunisienne touche l’Egypte à son tour |
La Liberté Algérie exprime la méfiance et les craintes que l'on peut légitimement formuler face aux risques de confiscation de la révolution :
« Dans ce climat de chaos, les opportunistes ne rateront certainement pas l’occasion pour se replacer. (…) Le spectre de l’islamisme étant encore là, comme en témoigne ce retour rapide sur la scène médiatique de Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste tunisien Ennahdha, interdit en Tunisie, qui n’a pas raté l’occasion de se faire rappeler aux bons souvenirs des Tunisiens. »
Quant au quotidien Tout sur l'Algérie, il s'interroge sur l'avenir de la Tunisie en soulignant que le sort des deux pays est intimement lié et qu'une voie vers la démocratie en Algérie suppose que la révolution en Tunisie réussisse d'abord à instaurer une véritable démocratie :
« Si elle [la démocratie] échoue [en Tunisie] et que le pays sombre dans la violence ou qu’un islamiste arrive au pouvoir à l’issue de l’élection présidentielle qui devrait se tenir dans 60 jours, l’effet risque d’être désastreux pour l’Algérie. La conséquence pourrait en être un renforcement de la cohésion au sommet du pouvoir, entre militaires et civils, ce qui éloignerait la perspective d’une ouverture démocratique pour le pays. Tous les mouvements de protestation seraient alors durement réprimés. Cette fois, l’excuse ne serait plus l’islamisme comme dans les années 1990 mais la “situation chaotique” chez le voisin tunisien. Une partie de l’avenir de la démocratie en Algérie se joue actuellement en Tunisie. »
Demeure une question, bien sûr : quelle sera la place des islamistes dans un jeu démocratique, si les vieilles dictatures tombent ?
Une journaliste égyptienne, sur son blog, donne, parmi les raisons de l'enthousiasme pour la révolution tunisienne, celle-ci que les islamistes n'y ont joué aucun rôle, peu nombreux dans le pays on peut penser qu'ils ne risquent pas de se trouver en position de leaders, le mouvement ayant eu un caractère clairement laïc qui n'a pas eu besoin d'en passer par le relais de l'islamisme pour trouver son expression :
« Si tous les dirigeants arabes ont suivi les événements tunisiens avec peur, chaque citoyen arabe les a suivis avec espoir parce que les manifestants ne sont pas islamistes – une menace utilisée depuis longtemps par nos dirigeants pour effrayer et se maintenir au pouvoir. Ce ne sont pas non plus des troupes étrangères qui ont renversé le dictateur : ce sont des gens ordinaires. »
Mais ce qui est le cas en Tunisie où les islamistes sont peu importants et ne sont pas extrémistes (en principe du moins), ne l'est pas en Egypte où ils sont au contraire nombreux et radicaux (plane sur l'Egypte l'ombre des sinistres Frères musulmans) de même qu'en Jordanie où les islamistes redressent la tête et se verraient bien prendre la tête d'un mouvement de contestation. Là il y a danger, sans parler des jonctions possibles avec le Hamas, le Hezbollah, armés et financés par l'Iran.
* * *
Une tribune d'un écrivain Tunisien dans Le Monde écrit le réveil du peuple arabe, comme la renaissance d'un peuple humilié qui se relève, qui ressucite, qui nous interpelle et sollicite la solidarité et un autre regard porté sur lui .
La révolution que connaît en ce moment la Tunisie est un miracle inespéré, et les troubles qui traversent l'Algérie sont à prendre très au sérieux. On dit depuis très longtemps que le peuple arabe est complètement endormi, soumis et incapable de crier. On dit que le pouvoir, dans pratiquement tous les pays arabes, a réussi à museler tout mouvement politique contestataire. La gauche n'y existe presque plus. Le vide politique, idéologique et intellectuel a été largement installé et maintenu comme le seul espace de vie et de mort pour les citoyens. Tout cela est sans aucun doute vrai. Tout cela résume assez bien le mépris avec lequel le peuple arabe a été traité par ses dirigeants durant ces cinq dernières décennies.
On a tout fait pour que l'Arabe ne se cultive pas, ne réfléchisse pas, ne se sente pas concerné par le pays où il vit, par les problèmes de la société où il évolue. Pire que tout cela : on l'a forcé à se tourner vers une vision très radicale et moyenâgeuse de l'islam. Tout le monde a besoin de trouver un sens à sa vie. Pour certains Arabes, l'islamisme a été la seule voie possible. Pour la simple raison qu'il n'y en avait pas d'autres.
Le vide a été total dans le monde arabe.
[...]
Ce qui se passe en ce moment en Tunisie et en Algérie est à replacer dans ce cadre. Le peuple qui s'exprime aujourd'hui, qui brave les interdits, qui, tout simplement, n'en peut plus, vient largement de ce vide dans lequel on l'a sciemment maintenu. S'il crie aujourd'hui, s'il se manifeste enfin, s'il ose défier le pouvoir et les riches, s'il sort courageusement dans la rue, c'est qu'il n'a plus rien à perdre. La mort et le pouvoir ne lui font plus peur. Cet Arabe, qu'on empêche de vivre, qu'on ne cesse d'humilier, se relève, là, maintenant, devant nos yeux. Il était mort. Il ressuscite miraculeusement. Exprimer sa solidarité avec cet Arabe est la moindre des choses. Lui apporter ici un soutien par des mots sincères est un devoir. Cet Arabe dans la rue, qui ne vit pas seulement en Tunisie et en Algérie, parle pour nous. Nous parle.
[...]
Il est temps de considérer les Arabes autrement. Il est temps de cesser de les assimiler tous à de dangereux islamistes, ou alors de les voir seulement comme des êtres gentils, hospitaliers, qui nous sourient en permanence quand on va faire dans leur beau pays du tourisme de masse. Il est temps de cesser de s'aveugler. Les Arabes, comme n'importe quel peuple, ont besoin de liberté. Et quand des étincelles démocratiques voient le jour, le rôle de l'Occident est de soutenir le peuple, pas ses dirigeants, qui, prétendument, protègent le monde occidental de la menace islamiste. Je sais à quel point tout cela est, aux yeux de certains, naïf, idéaliste. Le rêve commence toujours dans le vide, dans la naïveté. A partir d'une nécessité intérieure.
Après la révolte, magnifique, du peuple iranien en 2009, les mouvements qui traversent en ce moment le monde arabe sont à mes yeux un des plus grands événements politiques et culturels de ces cinq dernières années. Quelque chose bouge là-bas. Une conscience est en train de renaître. Un être se relève. Cherche sa nouvelle voie. Le combat a de nouveau un sens. Un sens vital. Nous n'avons pas le droit de tourner le dos à ce cri, de jouer encore une fois aux cyniques. La révolution dans le monde arabe a commencé, depuis quelques années déjà. Certains s'en rendent compte seulement maintenant. Le peuple arabe se réveille de plus en plus. Tendons-lui la main. Parlons avec lui. Surtout avec lui.
Abdellah Taïa est l'auteur de Le Jour du roi (Seuil, prix de Flore 2010).