Wikipédia, l'erreur à haut débit, article de Pierre Assouline
légende : lisez les livres, sinon avec wikipedia vous êtes foutus
"Peut-on parler calmement de Wikipédia ? La précaution oratoire s’impose tant les esprits s’échauffent vite dès lors que l’on ose remettre en cause ce site. J’en ai récemment fait l’expérience en en critiquant le fonctionnement dans mon blog, ce qui m’a aussitôt valu une intifada dans le Bloguistan. [référence à l’article paru sur son blog le 9 Février] Nul besoin d’être toilodépendant ni cybercondriaque ou blogomane pour avoir entendu parler de Wikipédia. Il s’agit, rappelons-le, d’une encyclopédie participative en ligne. Ses lecteurs en sont également ses rédacteurs. Chacun peut la modifier. Les articles sont évolutifs d’un instant à l’autre. On en compte actuellement plus de 3 millions rédigés en 212 langues et lus par des dizaines de millions de personnes chaque mois. Ce qui ne devrait éblouir que ceux pour lesquels la quantité produirait de la qualité. Wikipédia est la seule encyclopédie au monde où n’importe qui peut écrire n’importe quoi. On connaît de meilleures garanties de fiabilité. L’hypothèse s’y mêle aux certitudes, et l’information au jugement. Ses aficionados assurent que c’est ce qui fait le charme de ce "projet et philanthropique et sans publicité ". On n’est pas plus démagogue. De quoi ouvrir perfidement le champ à toutes les manipulations, instrumentalisations et négations de l’histoire. "A quelque item que l’on ouvre, c’est utile quand on ne connaît rien et souvent à pleurer dès qu’on connaît un peu (demandez Platon) ", fait remarquer la philosophe Barbara Cassin. Mais nul besoin d’être un spécialiste de littérature russe pour bondir en découvrant que la longue biographie d’Alexandre Soljenitsyne est composée pour un tiers de l’exposé de ses relations (suspectes, cela va de soi) avec le franquisme (ce qui ne va pas de soi si l’on considère la place de l’Espagne dans sa vie et son oeuvre). Où est le problème? Wikipédia apparaît toujours en tête du référencement des moteurs de recherche en raison de son très haut indice de popularité. Et les étudiants ont le réflexe de recourir systématiquement à Wikipédia et de copier-coller le résultat sans état d’âme. La source est la base de l’information, que celle-ci soit historique ou journalistique. Il n’y a pas de source sur Wikipédia : elle la dilue tant qu’elle l’élude. Un texte est une oeuvre de l’esprit. Mais de l’esprit de qui lorsque nul n’en assume la responsabilité? Ce Big Brother du savoir aléatoire n'est pas moins dangereux que l’autre. Les dérapages déjà enregistrés n’ont pas entamé sa popularité. Chaque fois, Wikipédia s’excuse et promet de redoubler de vigilance. Face aux critiques, les wikipédiens réagissent in fine par une antienne qui laisse coi : " Mais si c‘est faux, vous n'avez qu'à rectifier et ce sera juste ! " - en sachant parfaitement que celui qui dénonce le principe même de Wikipédia serait mal venu d’y participer. Entre-temps, l’erreur se sera propagée à haut débit urbi et orbi. Un exemple parmi cent : l’article sur l’affaire Dreyfus. Récemment encore, on y découvrait une bibliographie où, comme d’habitude, le meilleur côtoie le pire sans souci de hiérarchisation. Sauf qu’en tête on trouvait le Précis de l’affaire Dreyfus (1909) dans son édition de 1938 signé d’Henri Dutrait-Crozon, assorti de la mention " ouvrage fondamental à consulter en priorité ". Fameux ouvrage en effet qui fut la référence des milieux d’Action française pendant des années; et pour cause : on y révèle que Dreyfus était coupable ! Ce qui ne manque pas de sel dans un site qui prétend rendre compte de l’état des connaissances. Il en fut ainsi un certain temps. Jusqu’à ce que des critiques se manifestent. Le livre resta en tête des références mais avec la mention " ouvrage contesté ". Cela a dû changer encore puisque, sur Wikipédia, le dernier qui a parlé a raison. A ceci près que certains groupes de pression s’organisent très bien pour être toujours les derniers à parler. Au fond, l’encyclopédie participative est le parfait reflet de cette tendance qui bouleverse la campagne pour la présidentielle. Wikipédia est à l’Universalis ou à la Britannica ce que la démocratie d’opinion est à la démocratie représentative". "Carte blanche à Pierre Assouline" . L’histoire n° 318 mars 2007 p 98
"Carte blanche" L’histoire n° 318 - mars 2007 p 98
L’encyclopédie sans source est elle-même devenue source, alors qu’il n’y pas de processus de validation.