Progressivement consacrée par le droit international public, la Déclaration universelle des droits de l'Homme est devenue le texte de référence pour les Nations unies et l'ensemble des Etats. Son cinquantenaire devra être l'occasion de réaffirmer son importance politique.
Le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, à la tribune des Nationsunies.
La Déclaration universelle des droits de l'Homme a été adoptée par un vote de l'Assemblée générale des Nations unies, le 10 décembre 1948. Formellement, il s'agit d'une simple résolution de l'Assemblée, une résolution* parmi tant d'autres... Politiquement, si la Déclaration a été votée par quarante-huit voix, sans aucun vote négatif, huit Etats se sont abstenus, comme l'Afrique du Sud, l'Arabie saoudite, l'Union soviétique et ses satellites. On ne peut donc même pas parler de « consensus », même si ce résultat reste inespéré, au moment même où tombait le rideau de fer.
Il faudra d'ailleurs attendre près de trente ans pour voir entrer en vigueur en 1976 les deux traités signés en 1966 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, d'une part, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, d'autre part qui donnent toute leur valeur en tant qu'engagements contractuels aux principes de la Déclaration. Encore aujourd'hui, « seulement » 140 et 137 Etats sur 185 Etats membres des Nations unies ont respectivement ratifié ces deux traités, qui gardent une vocation universelle. Bien plus, le protocole facultatif au Pacte sur les droits civils et politiques, qui permet de présenter des « communications » devant le Comité des droits de l'Homme, n'a été ratifié que par 93 Etats.
A fortiori sur le plan régional, un instrument comme la Convention européenne des droits de l'Homme, qui consacre la garantie collective des droits fondamentaux, avec un système de plaintes individuelles particulièrement contraignant pour les Etats, ne concerne que les 40 Etats membres du Conseil de l'Europe. A s'en tenir à cette dialectique entre la Déclaration et les Pactes, on pourrait croire que la Déclaration se borne à indiquer « l'idéal commun à atteindre », tandis que les deux traités marquent le passage de l'engagement moral à l'obligation juridique, du « non-droit » au droit.
Dans le droit fil de la Charte des Nations unies
Le droit d'être considéré comme unique... Inde, 1998. © F. de LaMure/MAE
Pourtant, dès l'origine, la Déclaration universelle n'était pas une résolution comme les autres. La source première de la Déclaration se trouve en effet dans la Charte des Nations unies qui affirme d'emblée dans son préambule « notre foi dans les droits fondamentaux de l'Homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes... » La Charte fixe parmi les buts des Nations unies celui de « réaliser la coopération internationale (...) en développant et en encourageant le respect des droits de l'Homme et des libertés fondamentales pour tous » (art.1). A l'article 55 elle rappelle l'objectif de favoriser « le respect universel et effectif des droits de l'Homme », en précisant à l'article 56 que « les Membres s'engagent, en vue d'atteindre les buts énoncés à l'article 55, à agir, tant conjointement que séparément, en coopération avec l'organisation ». A cet effet, l'article 68 prévoit explicitement la création, auprès du Conseil économique et social des Nations unies, d'une commission « pour le progrès des droits de l'Homme ».
Si la notion même de droits de l'Homme est consacrée par la Charte, le contenu même de ces droits fondamentaux n'avait pu être précisé faute de temps. Ainsi, la Commission des droits de l'Homme aura, parmi ses premières tâches, celle d'élaborer une Déclaration des droits de l'Homme. C'est dire que la Déclaration de 1948 n'est pas une résolution isolée, en apesanteur, mais bien une interprétation autorisée des principes de la Charte. Elle tire de la Charte sa pleine valeur juridique. Au-delà des nombreux débats doctrinaux sur la valeur coutumière de la Déclaration ou la reconnaissance de « principes généraux du droit »*, le lien juridique entre la Déclaration et la Charte a été fermement établi par la jurisprudence de la Cour internationale de justice, qui, dans un arrêt de 1980, n'hésitait pas à associer « les principes de la Charte des Nations unies et les droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme ».
On peut constater une même reconnaissance sur le plan interne dans de nombreux pays, notamment les Etats africains qui n'étaient pas indépendants au moment de l'adoption de la Déclaration de 1948, mais qui n'ont pas hésité à incorporer la Déclaration dans leurs nouvelles Constitutions lui donnant ainsi une valeur constitutionnelle dans leur ordre juridique. En France au contraire, la consécration de la Déclaration de 1789 dans le Préambule de la Constitution a rendu paradoxalement la situation plus floue. Pour autant, on ne peut s'en tenir à la jurisprudence traditionnelle du juge administratif français qui se contente d'affirmer ce qui va de soi que la Déclaration universelle n'a pas la valeur d'un traité. Il y a en effet d'autres « sources du droit international » que les traités et si, à l'évidence, la Déclaration universelle n'a pas une valeur conventionnelle elle peut avoir une valeur coutumière.
Mais quelle que soit la place de la Déclaration dans le système juridique de chacun des Etats, l'essentiel est sa consécration progressive par le droit international public. Son importance politique a été rappelée à de nombreuses reprises depuis cinquante ans, dans des textes solennels, en particulier lors de la Conférence mondiale des droits de l'Homme organisée par l'ONU à Vienne en 1993. En outre, la Déclaration sert de texte de référence aux organes des Nations unies.
Ainsi la Commission des droits de l'Homme et ses nombreux organes subsidiaires sont habilités à invoquer les « dispositions pertinentes » de la Déclaration universelle à l'encontre de tout Etat membre des Nations unies, s'agissant notamment de « violations flagrantes et systématiques des droits de l'Homme » dans quelque pays que ce soit. Il en va de même du groupe de travail sur la détention arbitraire, institué par la Commission des droits de l'Homme en 1990, qui reçoit des plaintes concernant tous les pays du monde et peut y répondre par des « appels urgents » aux gouvernements mis en cause. Ainsi, la Déclaration fait pleinement partie de « l'acquis » qui s'impose aux Etats, qu'ils aient participé au vote de la résolution de 1948 ou qu'ils soient devenus membres des Nations unies depuis cette date, qu'ils aient ratifié les Pactes ou non...
De fait, aucun Etat n'a à ce jour officiellement remis en cause la Déclaration en tant que telle, même si certains prétendent l'interpréter à leur manière, voire la « compléter » ou l'actualiser. Il est important que le cinquantième anniversaire de la Déclaration soit une occasion de consécration juridique et non de révisionnisme larvé. Ses dispositions constituent autant de « règles minimales » qui s'imposent aux Etats de par leur adhésion aux Nations unies et constituent ainsi le « socle » du système juridique peu à peu mis en place au sein des Nations unies comme dans le cadre régional. Mais en échappant à l'adhésion formelle des Etats, la Déclaration universelle va bien au-delà. Elle s'impose à tous, aux Etats comme aux organisations internationales, aux entités non étatiques et aux groupes comme aux individus... Il s'agit, comme le disait fortement l'ex-Secrétaire général de l'organisation, M. Boutros Boutros-Ghali, du « langage commun de l'humanité ».
Emmanuel Decaux
Professeur de droit public à l'université de Paris-X
Vice-président de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme