Observatoire de wikipedia, le mythe de la neutralité.
"le courage c'est de chercher la vérité et de la dire" Jean Jaurès
Mais la question qui se pose est de savoir si l'on peut vraiment s'en remettre, pour sortir de cette crise, à ceux qui ont conduit notre civilisation, avec tant d'efficacité, de cynisme et de suffisance, droit dans le mur. C'est une question importante, car, si elle n'est pas résolue, les opinions publiques risqueraient fort, sitôt le désenchantement et la récession installés et, comme toujours en pareil cas, de se mettre en recherche d'hommes providentiels. Il ne faut jamais oublier qu'après la crise boursière de 1929 sont venus 1933 et la tragique ascension d'un Hitler. Chacun sait qu'en Europe même, certains s'essaient déjà aux gestes expéditifs qui pourraient rassembler les foules déboussolées.
Pour éviter la répétition d'un tel drame, il faut prendre conscience de l'ampleur des dégâts et des diverses tâches de reconstruction qui s'imposent. Car le libéralisme financier dérégulé n'a pas fait que saper les bases de la finance et de l'économie marchande mondiale. Loin s'en faut : ce sont toutes les grandes économies humaines qui sont atteintes.
Elles sont en effet articulées entre elles, de sorte que certains changements essentiels dans l'économie marchande (la dérégulation) entraînent des effets substantiels dans l'économie politique, l'obsolescence du gouvernement et l'apparition de la gouvernance, issue de la corporate gouvernance, aussi appelée "dictature des actionnaires". Mais ce n'est pas tout, puisque ce dernier aspect ne peut que provoquer des mutations dans l'économie symbolique (disparition de l'autorité du pacte social et apparition de nouvelles formes de lien social comme les groupes dits "égo-grégaires", qui se caractérisent par l'exhibition conflictuelle et souvent spectaculaire d'égoïsmes en recherche de satisfactions consommatoires). En outre, ces mutations dans la culture affectent nos façons de parler, autrement dit l'économie sémiotique (par l'apparition d'une novlangue libérale marquée par des transformations de la grammaire et des altérations sémantiques où, par exemple, toute forme d'autorité, même laïque, est bannie).
Enfin, ces transformations peuvent atteindre une économie qui semble a priori rétive à toute soumission aux lois de l'économie marchande : l'économie psychique, avec une sortie du cadre freudien classique de la névrose et une entrée dans un cadre postnévrotique où la perversion, la dépression et l'addiction prédominent.
On dispose d'un concept susceptible de décrire cette propagation d'une économie à l'autre : la transduction, terme issu des travaux produits dans les années 1960 par le philosophe Gilbert Simondon. Lors d'une propagation transductive, chaque région constituée sert à la région suivante de principe, de modèle et d'amorce, si bien qu'une modification peut s'étendre progressivement et qu'une mutation générale peut apparaître après s'être propagée de proche en proche. Aujourd'hui, ce sont donc toutes nos économies, celles dans lesquelles nous vivons, qui sont malades. La conséquence est inéluctable : notre génération a été "salopée" par le marché et celle de nos enfants risque fort de l'être plus encore si nous n'intervenons pas, nous en avons déjà des signes inquiétants.
Le tableau ne sera complet que si l'on ajoute à ces économies celle qui les englobe toutes : l'économie du vivant. Elle est très malade aussi. Elle est en effet victime d'une contradiction majeure entre le capitalisme, qui vise la production infinie de la richesse, et la finitude des ressources vitales qu'offre la Terre. La Terre n'en peut plus, elle ne cesse d'émettre des symptômes d'épuisement : réduction de la diversité des espèces, risque accru de pandémies, épuisement des ressources naturelles, pollutions irréversibles diverses, inexorable réchauffement climatique aux conséquences encore incalculables, surpopulation... On voit donc les plus grands défenseurs du libéralisme dérégulé manger leur chapeau en public : après avoir exigé la privatisation des gains, ils supplient de passer à la socialisation des pertes.
Il est possible, quoiqu'incertain, que ces injections massives de capitaux publics puissent, à terme, stabiliser le système bancaire. Mais ce qui est impossible, c'est qu'elles résolvent les considérables dégâts causés dans les autres grandes économies humaines par l'effet transductif de cette idée folle qui s'est emparée du monde depuis une quarantaine d'années. Nous sommes donc à un seuil : il faut non seulement secourir l'économie marchande, mais aussi et surtout porter remède à toutes les grandes économies humaines menacées de collapsus par un principe toxique qui a été présenté comme panacée universelle. Il faut en finir avec la croyance que les intérêts égoïstes privés s'harmonisent par autorégulation spontanée.
La providence divine qu'on invoque depuis les origines du libéralisme n'existe pas. Les hommes ne peuvent s'en remettre à un supposé mécanisme invisible, qui ferait les choses pour eux et mieux qu'eux. Il ne faut pas "laisser faire". Il faut au contraire que les hommes interviennent. Il faut qu'ils régulent leurs activités par eux-mêmes, sinon la régulation se fera au profit de certains intérêts privés plus forts que d'autres, métamorphosant la cité en une jungle, cependant que ses habitants seront tenus de se transformer en joueurs pervers.
Il ne s'agit sûrement pas de se débarrasser entièrement et sans autre forme de procès du libéralisme. Car il nous a amené de très appréciables bienfaits par rapport aux systèmes antérieurs : libertés individuelles et élévation globale du niveau de vie (en dépit de l'accentuation des inégalités). Il s'agit plutôt de se débarrasser de ses effets pervers qui, en devenant envahissants, ont rendu ce système contre-productif. On souhaiterait donc entendre nos décideurs faire des propositions allant en ce sens. Le retour d'une confiance minimale est à ce prix.
Marcel Detienne, hélleniste, anthropologue, ayant écrit certains textes avec le grand hélleniste Jean-Pierre Vernant , d'autres également avec Pierre Vidal-Naquet, s'exprime à propos de l'identité nationale. A l'occasion de la parution en poche d'une édition très largement remaniée de son livre précédent, Comparer l'incomparable, paru en 2003, Detienne évoque dans sa préface l'actuel débat sur l'identité nationale.
Il a récemment donné quelques réflexions au sujet de l'identité nationale dans un entretien avec Sylvain Bourmeau , publié par Mediapart.
Dans une première vidéo, «Comment être français», Marcel Detienne démonte la fabrique de l'identité nationale et revient sur la notion d'autochtonie.
Par GILLES HERTZOG éditeur, écrivain.
Il y a les icônes mondialisées du bien, Obama, Mandela, les icônes de la réussite planétaire, Bill Gates ou Spielberg, les icônes du mal, Ben Laden, Saddam Hussein, Madoff, et puis la famille des icônes tragiques, illustrée hier par Marylin Monroe ou Lady Di, où vient d’entrer Michael Jackson, propulsé d’emblée par la grâce de sa mort soudaine au firmament des destins brisés. Ce fut un tsunami universel de larmes et de déplorations, une communion globalisée ad nauseam d’un bout à l’autre du village mondial, une liturgie médiatique jamais vue, un méta-spectacle que Guy Debord n’eut pu imaginer, doublé d’un marketing d’enfer.
Et puis ce furent surtout des masses innombrables d’éplorés, orphelins par millions d’un grand frère universel, miroir idéalisé de leurs vies aliénées, porteur de leurs rêves d’échapper à la condition postmoderne d’êtres sans nom, sans visage, et demain, pour beaucoup, crise oblige, sans fonction ni statut. Comme si tous avaient perdu une part d’eux-mêmes, privés par sa disparition de la seule transcendance (transe en danse ?) encore à leur disposition. Comme si écouter «Michael» figer le temps, en s’enivrant à répétition de Bad ou de Thriller, était le dernier barrage devant le vide menaçant d’un monde en fuite où la jeunesse, aussi courtisée soit-elle, n’est plus invitée au banquet de la vie, sinon comme pure instance consommatrice. Vous ne voulez plus de nous ? Eh bien, nous ne voulons pas non plus, à l’instar de notre grand frère Michael Jackson, entrer dans un monde qui ne veut pas de nous.
L’énigme est là. Comment ces millions, jeunes, immigrés, kids occidentalisés de Pékin ou Tokyo, et enfants de la crise pour la plupart, ont-ils pu, aussi acculturés seraient-ils, s’identifier avec tant de ferveur à pareil antimodèle, vénérer pareille icône vénéneuse ? Là est la question. Car enfin, Michael Jackson a tout ou presque, d’un repoussoir. Négationniste de lui-même (couleur, sexe), bourreau désincarné de sa propre chair, peau, corps, visage martyrisés à volonté, infantilisateur militant, père aléatoire d’enfants conçus à bonne distance, phobique tous azimuts, sorte de mort-vivant volontaire et pur zombie social, l’homme de Neverland incarne au plus haut point la régression infantile en ses postures mortifères. Refus de soi, refus d’autrui, refus du monde, bambisation polymorphe des pratiques sociales et captation pré-oedipienne du monde. Avec les nounours pour ultime horizon. Et partout, pendant ce temps, la mort lente à l’œuvre dans sa vie même. Autodestruction sans échappatoire. Jusqu’à la vraie fin, révérence ratée à l’orée d’un spectacle qui n’aura pas eu lieu.
L’artiste. «Il aura été le Mozart du XXe siècle» a fulguré un quidam à la TV (Mozart aurait donc été le Michael Jackson du XVIIIe ?). Moins qu’un chorégraphe métabolisant le ballet de corps érotisés, ce fut un pantin techno, téléporté sur scène ; un Game Boy ambulant ; un vidéoclip sur Photoshop abusant des syncopes aérobics. La musique ? Un soap bien fichu de supermarché kitsch, un disco-funk grandiloquent et pompier. Où donc était la soul, dont Michael Jackson se voulait le grand prêtre ? La soul, c’est-à-dire l’âme. Quant au fameux moonwalk, cette marche feinte vers l’avant qui fait, d’autant, reculer le sujet dansant, c’est le symbole en acte, s’il en est, d’une existence tournée toute entière vers l’arrière, vouée à une régression rêvée vers «le vert paradis des amours enfantines», cher à cet autre amant des choses morbides que fut Baudelaire.
Telle est l’idole, tel est le maître et les valeurs d’exemple, si l’on peut dire, que pleurent ses fans innombrables. Qu’il existe, petits ou grands, anonymes ou célèbres, des Michael Jackson de tous ordres et de toutes disciplines qui font profession publique de leurs manques et de leur mal-être pour tenter de s’en délivrer est dans l’ordre psychique des choses, en ces temps débordés où la loi des pères est désormais une ombre. En revanche, que des millions d’individus occidentaux et autres, appelés demain aux travaux citoyens des sociétés techno-démocratiques, aient élu ce parangon pathétique de toutes les régressions modernes en dit long sur le malaise, aujourd’hui, dans la civilisation.
En matière de régression collective, on a connu le pire, dans un passé peu lointain. Et la musique, serait-elle, comme ici, un masque, une fiction, n’a jamais tué personne. Mieux, le Michael Jackson transracial, translation de peau et de musique du noir au blanc, a probablement contribué à rendre possible, a contrario, l’élection d’un Noir à la Maison Blanche. Pour autant, l’extase nécrophile qui s’est emparée du village planétaire, à l’heure où la crise en toute chose devient la norme de la marche du monde, est de mauvais augure. L’enfant est le père de l’homme, disait Freud. Soit. Mais on n’est pas obligé d’en rajouter dans les louanges à l’enfant-roi. Surtout quand celui-ci, infortuné, s’est, jour après jour, condamné à mort d’être tel, en pure perte de soi et d’autrui.
Par NABILE FARÈS écrivain, psychanalyste.
Entre judaïsme et islam plusieurs histoires sont demeurées en suspens depuis si longtemps que ce temps ancien et passé affecte encore l’ensemble des juifs, des musulmans et des chrétiens, pour qui, d’une façon controversée et durable, sont impossibles - sans assujettissement, domination, effacement, guerres - des transmissions et filiations entre judaïsme et islam ou islam et judaïsme.
Si le judaïsme, l’islam et le christianisme ont en commun autant de schismes, de guerres internes et externes, il faut accepter et reconnaître que des trois religions celle qui a connu une relégation, une mise à l’écart, une persécution historique profonde et une tentative d’extermination, pendant plus de deux siècles, est bien le judaïsme. Et lui seul, même si durant la Reconquista Christiana, l’Inquisition, les musulmans furent persécutés, pourchassés, tenus de quitter les pays européens - l’Espagne, le Portugal, la Sicile et d’autres - où ils vivaient, travaillaient, écrivaient, se cultivaient, développaient les échanges, le commerce, les traductions, la culture.
Aujourd’hui, il semblerait que la transmission de la culture - et les trois religions en font partie - et le développement de la civilisation ne soient restreints qu’à un seul endroit, lieu de l’histoire événementielle et intellectuelle : l’Occident - avec un grand «O» évidemment et de plus un Occident restreint à l’Europe. Cette Europe qui fut prise dans cette ignominie nazie, aussi maudite et envahissante que la peste thébaine.
Comme si l’humanité qui n’est pas européenne n’avait pas, elle aussi, fait en sorte que de la culture et de la civilisation, soient possibles, indépendamment des guerres, des barbaries, des destructions toujours à l’œuvre. Comme si d’autres cultures, d’autres civilisations, n’avaient pas inventé des façons de vivre, de penser, n’avaient pas créé des œuvres qui figurent, heureusement, aujourd’hui, comme œuvres précieuses de l’humanité, dans de nombreux musées, certes comme vestiges et traces de disparitions toujours possibles.
Dans les monothéismes d’aujourd’hui - on notera le caractère paradoxal de l’expression d’un monothéisme à trois - existe cette prétention colossale et inachevée d’avoir été et d’être encore les seuls garants d’une humanité de l’humain, du divin. Ce qui permet assez allègrement de traiter «les autres» de barbares, sauvages, impies, inadapté(e)s à la cité, pleins de haine et bien d’autres choses encore.
Pour autant que l’on veuille bien parler de la civilisation, de son développement, des femmes, des hommes, en des termes appropriés et non pas de couverture idéologique néfaste, il est bon de rappeler ces authentiques et justes phrases de Lévi-Strauss prononcées lors des cérémonies à Washington du 200e centenaire de James Smithson ; phrases dites pour l’anthropologie… mais celle-ci ne s’occupe-t-elle pas précisément de l’histoire, de la civilisation, de la culture ? «L’anthropologie est née d’un devenir historique au cours duquel la majeure partie de l’humanité fut asservie par une autre, et où des millions d’innocentes victimes ont vu leurs ressources détruites avant d’être elles-mêmes massacrées, réduites en servitude, ou contaminés par des maladies contre lesquelles leur organisme n’offrait pas de défense. L’anthropologie est fille d’une ère de violence ; et si elle s’est rendue capable de prendre des phénomènes humains une vue plus objective qu’on le faisait auparavant, elle doit cet avantage épistémologique à un état de fait dans lequel une partie de l’humanité s’est arrogé le droit de traiter l’autrecomme un objet.»
Juifs, musulmans et chrétiens, tout aussi bien, sont convoqués, avec d’autres, à une reconstruction des transmissions religieuses et politiques, à une reconnaissance en partage de la vérité qui échappe, d’un dieu resté connu par les paroles et les livres, les histoires rapportées, mais inconnu. Dont l’inconnaissabilité ne peut être confondue avec un territoire, des territoires, une géographie ; dont l’inconnaissabilité et absence ne peuvent être tenues pour une catastrophe mais un gage de réflexion précisément sur la transmission, la filiation entre croyants et non-croyants. Sur le sens de l’humain, de l’inhumain en l’homme, d’une humanité commune en partage.
Plutôt que de témoigner d’une foi, d’une force, d’une croyance en la vérité religieuse, l’affrontement religieux, politique témoignerait plutôt de sa faiblesse, de sa peur, de son impossibilité à penser, comprendre, aimer, accepter l’absence de «ce» dieu et cette épreuve pour l’humanité.
Dans une interview donnée à propos de sa déportation à Ravensbrück, Germaine Tillion eut ces mots : «Pour se voir reconnu comme être humain il ne suffit pas de naître.» On pourrait ajouter : quelle histoire, pour le devenir, le rester ! L’existence, l’acceptation, la reconnaissance de l’Etat d’Israël est un pari actuel pour l’humanité, y compris pour les Etats dits arabes, dits musulmans, dits islamiques, compris.
On pourrait interroger les raisons, réticences, refus, et tabous qui feraient qu’on ne tolérerait pas, n’accepterait pas qu’Israël se considère comme un Etat juif, comme d’autres Etats se disent arabes, islamiques, à condition que soit enfin inscrite,dans la constitution qu’Israël aurait ainsi à promouvoir et proclamer - ceci étant valable et nécessaire pour les Etats arabes, islamiques, et autres - l’égalité des droits de participation et reconnaissance civile et civique pour toutes les personnes qui vivent et travaillent dans ces sociétés et ces états. Ceci pour le plus grand bien futur d’une humanité ayant dépassé les héritages, esclavages, colonisations, antisémitisme, racismes, méconnaissances, intolérances, catastrophes, toujours agissantes mais qu’on aimerait reconnues, acceptées et passées.
Alithia
Organisées par France Culture et Le Monde, les XXIVes Rencontres de Pétrarque se tiendront du lundi 20 au vendredi 24 juillet à Montpellier.
Rectorat, cour Soulages, rue de l'Université, de 17 h 30 à 19 h 30 (entrée libre).
Les Rencontres sont animées par Emmanuel Laurentin (France Culture) et Jean Birnbaum (Le Monde).
Diffusion sur France Culture du 10 au 14 août de 20 h 30 à 22 heures.
Après la crise, quelle(s) révolution(s) ?
Leçon inaugurale : Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe.
A observer sans passion le capitalisme financier, on mesure la vanité des condamnations morales. Pour qu'il ait imposé sa domination pendant près d'un quart de siècle, il faut bien qu'il ait répondu à quelque nécessité objective. Que s'est-il donc passé durant les trente ans dont on vient de sortir ?
Trois choses, sans précédent dans l'histoire du capitalisme. Premièrement, le marché est véritablement devenu mondial, autrement dit illimité ; depuis que l'ancien bloc de l'Est et la Chine en ont adopté les règles, il s'est étendu à tous les territoires, et, sur ces territoires, rien ni personne ne s'en excepte. Deuxièmement, à ce moment de la mondialisation extrême, les nations héritières du capitalisme classique ont définitivement perdu la maîtrise directe ou indirecte des ressources énergétiques. Le pétrole britannique nuance le tableau, mais ne le bouleverse pas. Troisièmement, une ressource naturelle s'est rappelée à l'attention. Moyennant les techniques de la terreur ou du besoin, elle peut être très bon marché ; elle est renouvelable ; elle est extrêmement productive. Je veux parler de la force de travail. C'est de fait le principal gisement dont la Chine dispose ; elle l'exploite sans états d'âme.
Résultat : les nations héritières ont vu fondre leurs avantages ; les surprofits sont passés aux mains de nouveaux venus, dont certains (la Russie, la Chine, l'Inde) osaient même annoncer des prétentions à la puissance militaire. Depuis l'or espagnol, jamais les flux d'argent n'avaient augmenté si vite et dans de telles proportions, mais ils se détournaient des anciens sanctuaires.
Une invention a permis de prévenir le danger : le nouveau capitalisme financier. Il se concentre fondamentalement sur Wall Street et la City. Soit les lieux les plus classiques du capitalisme le plus classique. Des surprofits que perçoivent les propriétaires des ressources naturelles, une part s'investit dans des dépenses d'équipement ou de pur prestige - ce sont souvent les mêmes ; le reste revient vers les vieux pays de la finance. Les surprofits, une fois placés, génèrent de nouveaux surprofits ; ces derniers sont réinjectés dans la machine pour de nouveaux surprofits. Entre New York, Londres et le Vieux Continent, le lac Atlantique nord redevient le mare nostrum de la richesse. Rome est toujours dans Rome.
Dès lors, une illusion s'impose presque inévitablement. Un placement financier se ramène toujours à un déplacement d'argent ; si le placement est bénéficiaire, le déplacement paraît à soi seul générateur de profit. De cette illusion, on tire une conclusion à la fois parfaitement logique et parfaitement illusoire, elle aussi : puisque le déplacement crée par lui-même de la valeur, il suffit de le démultiplier. Plus le cheminement financier propre à chaque produit sera sinueux et plus les profits croîtront. Ils croîtront de fait à chaque détour. Labyrinthes et rhizomes fabriquent par eux-mêmes un or toujours naissant. Les mathématiques pour traders servent à les construire.
Le dispositif a explosé. Cela ne veut pas dire que la question qu'il devait résoudre ait cessé de se poser. Les grands et petits barons du mare nostrum s'en inquiètent à bas bruit. Les uns cherchent de nouvelles solutions, d'autres souhaitent réparer ce qui peut l'être. Diminuer la consommation d'énergie, diminuer le coût de la force de travail, consolider les banques, condamner l'appât du gain, dialoguer pour endormir, etc. : les procédés ne manquent pas ; ils sont censés s'opposer entre eux, mais se laissent aisément panacher. On discerne déjà qu'en fin de compte on conclura sur un bricolage ; on peut seulement espérer qu'il ne passera pas, comme il est arrivé dix ans après 1929, par des massacres.
Mais le règne du capitalisme financier a laissé des traces profondes. Qu'il se rétablisse intact ou pas, son héritage va bien au-delà de la finance et de l'économie. Il a de fait organisé une vision du monde, dont nous avons à affronter la rémanence, sous la forme de leçons à tirer. Première leçon : on s'interroge sur les causes de la crise. Mais, au fond, peu importent les détails. Je connais d'avance la conclusion ; on invoquera une combinaison de facteurs, que les experts jugeaient hautement improbable. Or c'est là justement le point. On bute sur l'une des caractéristiques majeures de la gestion moderne ; être expert, cela consiste à déterminer par calcul une échelle allant du plus probable au plus improbable. D'où suit le conseil aux décideurs : "Ne tenez pas compte du plus improbable." Ce conseil est très généralement suivi. Pour le pire, car il conduit nécessairement à la catastrophe. C'est que la société moderne tourne au régime de l'illimité ; or, dans les entrecroisements illimités de séries illimitées, le plus improbable arrive immanquablement et, généralement, assez vite. Se défier de l'étalonnage statistique, tel devrait être le premier commandement de la politique. Il ne semble pas que les hommes politiques en aient conscience.
Deuxième leçon : le règne du capitalisme financier a confirmé l'émergence matérielle du n'importe qui. N'importe qui peut devenir riche en faisant n'importe quoi, les traders ne sont pas les seuls à l'avoir cru. Au-delà de l'enrichissement, toute la pensée récente, en tous ses aspects, s'est plongée dans l'élément du n'importe qui indifférencié. La statistique en a proposé la mathématisation. Certains doctrinaires en ont fait un principe d'éthique politique. La démocratie, proclament-ils, c'est que n'importe qui décide sur n'importe quoi. Remplacez le verbe "décider" par un autre verbe de votre choix : "télécharger", "montrer", "interdire", "permettre" ; vous aurez obtenu les éléments du consensus régnant. Ce "n'importe qui" politique ou social n'est rien d'autre que le "n'importe qui" du capitalisme financier. Les exaltés du participatif feraient bien d'y songer ; ils ne font que sublimer les plus basses illusions du marché. Qu'ils aient convaincu la plupart des honnêtes gens de partager leur dépendance, c'est un fait, et c'est leur plus grave faute.
Troisième leçon : on parle de réglementation. Soit, mais la question se pose : qui fabrique les règles ? Le capitalisme financier réitérait sa réponse : n'importe qui. Car le capitalisme financier n'était pas sans règles ; au contraire, il en foisonnait. N'importe quel banquier astucieux pouvait en fabriquer à son gré. De même, le néodémocrate, aussi dangereux dans son ordre que le néoconservateur, accepte toute règle, pourvu que son auteur soit au sens strict n'importe qui et qu'elle impose au sens strict n'importe quoi. Il y a eu un âge tragique de la Grèce ; il y aura eu de fait un âge boursier de la société moderne ; il coïncide avec ce que Foucault appelait la société du contrôle. Multiplication illimitée des règles, multiplication illimitée des sources de règles, les libertés n'y survivent pas. Nous l'avons suffisamment éprouvé.
La crise financière a arraché le voile qui couvrait une crise infiniment plus profonde. Si la raison l'emportait, nul ne devrait plus croire désormais aux contes bleus. N'importe quelle règle ne vaut pas n'importe quelle autre ; n'importe qui n'est pas légitime pour en fabriquer. On retrouve ainsi la plus classique des questions : quelles sont les sources possibles des règles, et de quelles règles ? Les peuples, une représentation nationale, des partenaires sociaux ?
La Proportionnalité ne signifie pas "un prêté pour un rendu" comme dans une vendetta familiale. Les Capulets tuent trois Montaigus, alors les Montaigus doivent tuer trois Capulets. Plus que trois, et ils enfreignent les règles de la vendetta, où proportionnalité signifie symétrie.
Le sens de ce terme est d'un tout autre ordre au regard du droit international, parce que la guerre n'est pas un acte de vengeance; ce n'est pas une activité fondée sur le fait de "compter les points", et la loi du "on est quitte" ne s'applique pas.
Que ça plaise ou non, la guerre est toujours caractérisée par ses intentions ; elle a un but, un objectif à atteindre. L'objectif est souvent mal conçu, mais pas toujours: défaire les Nazis, empêcher un effet Domino, secourir le Koweit, détruire les armes de destruction massive iraquiennes. La proportionnalité implique une mesure, et la mesure ici est la valeur de l'objectif à atteindre. Combien de pertes civiles sont "disproportionné
Il en va de même dans les débats se focalisant sur des actes de guerre spécifique. Considérons l'exemple d'un raid aérien sur une usine de montage de tanks allemands pendant la deuxième guerre mondiale qui tue un certains nombre de civils habitant aux environs. La justification se décline comme suit : Le nombre de civils tués n'est "pas disproportionné aux" dommages que ces tanks causeraient dans les jours et mois à venir si la chaîne de montage continait à tourner. C'est un bon argument, et il justifie en effet une certaines quantité de morts civiles non intentionnelles. Mais quelle quantité? Comment établit-on une limite supérieure, étant donné qu'il peut y avoir beaucoup de tanks [qui sortent d'une chaîne de montage] qui occasionneront beaucoup de dommages ?
Parce que les arguments de proportionnalité sont fondés sur une vision du futur, et parce que nous n'avons pas de connaissance certaine de l'avenir mais seulement spéculative, il est important d'être très prudent en usant de cette justification.
Mais les commentateurs et critiques qui font aujourd'hui usage du terme de disproportion, ne prennent quant à eux aucune de ces précautions; ils ne s'embarrassent pas de jugement mesuré ni même spéculatif. Pour eux, la violence "disproportionné
L'argument classique de proportionnalité
Mais si la réponse à cette question sera toujours "de trop", c'est pour la raison que même moyennant une arithmétique de la proportionnalité
Voici les questions qui nous indiquent la voie concernant ces importantes limites.
Premièrement, avant que la guerre n'éclate : Y a-t-il d'autres moyens d'atteindre l'objectif ? Dans le cas présent, cette question a déterminé les intenses débats politiques israéliens depuis le retrait de Gaza : Quel est le bon moyen d'arrêter les attaques de roquettes ? Comment garantir que le Hamas ne puisse pas acquérir de plus en plus de roquettes toujours plus puissantes ? Plusieures mesures ont été proposées, et plusieures ont été essayées.
Deuxièmement, une fois le combat entamé, qui est responsable de la présence de civils dans les lignes de tirs ? Il est utile de se rappeller que dans la guerre du Liban en 2006, Kofi Annan, le Secretary-Géné
Troisième question : Est-ce que l'armée israélienne agit dans les cas concrets de manière à minimiser les riques imposés aux civils ? Prennent-ils eux-mêmes des risques dans ce but ? Les armées choisissent des tactiques qui sont plus ou moins protectrices des populations civiles, et nous les jugeons en fonction de leurs choix. Je n'ai pas entendu cette question de la part des commentateurs et autres critiques des media occidentaux dans le cas de la guerre à Gaza ; c'est une question difficile, étant donné que toute réponse devrait prendre un compte les choix tactiques du Hamas.
En fait, elles sont toutes trois des questions difficiles, mais ce sont celles qui doivent être posées et résolues si l'on veut faire un jugement moral solide à propos de Gaza - ou tout autre guerre.
La question "Est-ce disproportionné ?" n'est pas du tout difficile pour ceux qui répondent oui les yeux fermés, mais posée honnêtement, la réponse sera souvent non, ce qui peut aussi aboutir à justifier bien plus que nous ne devrions nous autoriser à justifier. Se poser les questions difficiles et se préoccuper de trouver les bonnes réponses - voilà les obligations morales des commentateurs et des critiques, qui sont supposés éclairer le débat concernant les obligations morales des soldats. Ils s'emploient plutôt à les evacuer ces derniers jours.
[1] oeuvres traduites en français : De l’exode à la liberté, Calmann-Lévy, Paris, 1986 ; La Révolte des saints, Paris, Belin, 1987 ; Régicide et révolution, Payot, Paris, 1989 ; Critique et sens commun, La Découverte, 1990 ; Le Deuxième Age de la critique sociale, Métailié, Paris, 1995 ; Pluralisme et démocratie, Esprit, Paris, 1997 ; Sphères de justice, Seuil, Paris, 1997 ; Traité sur la tolérance, Gallimard, Paris 1998 ; Guerres justes et injustes, Belin, Paris, 1999.
Marx a écrit il y a cent cinquante ans et publié il y a cent quarante-neuf ans, au mois de janvier 1859, sa Contribution à la critique de l'économie politique. Huit ans avant le premier livre du Capital, il jette les bases de sa pensée révolutionnaire. Il faut relire ces textes pour tenter d'élaborer une nouvelle critique du capitalisme. Mais il faut les relire avec distance car depuis cent cinquante ans toutes sortes de choses se sont passées que Marx, Engels et bien d'autres ne pouvaient pas imaginer. Marx n'aurait pas pu imaginer que ce qu'on a appelé le « temps de cerveau disponible » devienne une marchandise. Il ne pouvait pas imaginer non plus que, derrière la conscience, il y a l'inconscient. Marx reste au fond un philosophe de la tradition allemande idéaliste : comme tous les idéalistes, il croit que la conscience est maîtresse d'elle-même. Et il se trompe. C'est Freud qui, dix ou vingt ans plus tard, montre que l'inconscient est la clé de l'appareil psychique - et qu'il est manipulable.
Je plaide pour une nouvelle critique du capitalisme intégrant ces questions. Et, du même coup, pour une nouvelle critique de la raison au sens de la Critique de la raison pure écrite par Kant quatre-vingts ans avant Marx. Tant de gens ont renoncé à la critique [...] parce que nous avons sous-estimé les incroyables capacités de transformation du capitalisme et en particulier l'effet des technologies de communication dont Marx ignora pour essentiel l'enjeu, réduit à ce qu'on appelait dans le marxisme orthodoxe les superstructures. [...]
Le problème n'est pas de savoir que le télégraphe va servir à piloter la circulation des marchandises, mais comment le télégraphe, le téléphone, la radio et la télévision transforment la conscience en marchandise. Les effets de tous ces médias sont colossaux et le pouvoir du capitalisme repose sur la maîtrise et l'intelligence de ces effets. C'est là qu'intervient un personnage que j'ai découvert il y a quelques années. Il s'appelle Edward Bernays. C'était le neveu de Sigmund Freud. En 1917, le gouvernement américain veut s'engager dans la Première Guerre mondiale, mais pas avant de gagner à cette idée une opinion publique isolationniste. Il lance donc une campagne dans l'opinion publique. Elle ne fonctionne pas. C'est alors que Bernays explique que, comme son oncle Sigmund Freud l'enseigne à Vienne, si on veut convaincre quelqu'un, il ne faut pas s'adresser à sa conscience mais à son inconscient. Car là résident des processus profonds de la volonté qui peuvent être captés, manipulés. Bernays est le premier théoricien du marketing. Contrôler l'inconscient des individus pour développer un pouvoir de conviction plutôt que de coercition, cette théorie est à la base du « soft power » développé ensuite par Joseph Nye comme étant la stratégie américaine par excellence.
[ ... B.S. déplore que longtemps certains marxistes aient ignoré la psychanalyse, de sorte qu'ils étaient démunies pour penser le psycho- pouvoir , le pouvoir sur les esprits]
aujourd'hui, ce qui fait le pouvoir, c'est le psychopouvoir, un pouvoir pris sur nos consciences par les médias, par tout un dispositif qui est devenu le nerf du capitalisme. Le psychopouvoir est le coeur de l'infrastructure de production et de logistique du capitalisme industriel. Il s'est développé tout au long du XXe siècle, dans les années vingt avec la radio et à partir des années cinquante avec la télévision. En 1952, 0,1 % des Français ont la télévision, en 1960, 13 %, et en 1970, 70 %. L'explosion de 1968 procède fondamentalement du développement de la télévision - j'en ai parlé dans un de mes livres récemment. La Ve République est basée sur la montée en puissance de la télévision. Aujourd'hui les gens la regardent plus de 3 heures et demie par jour en moyenne et le taux d'équipement des ménages est de 98 %. Dans beaucoup de familles, surtout les plus pauvres, il y a une télévision par enfant. Une enquête de l'Institut de criminologie de Hambourg vient de montrer qu'il y a une corrélation étroite entre le taux de télévision par famille et les actes de délinquance juvénile. Le développement de ces médias a provoqué une perte de conscience, une fascination qui fait qu'aujourd'hui il n'y a plus de conscience politique. Face à cette instrumentalisation, les partis de gauche ont une responsabilité écrasante. Ils n'en ont pas développé la moindre critique parce que les hommes et femmes politiques ont peur des médias : ils sont soumis au psychopouvoir.
[... B.S. rappelle ensuite ce qui fit l'importance de la vie intllectuelle dans les années 60 ]
Dans cette période la France est le site d'une formidable ébullition intellectuelle. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Louis Althusser, [Jacques Lacan] sont connus dans le monde entier. Ils représentent un pouvoir intellectuel extraordinaire qui a été aujourd'hui dilapidé par la gauche.
[...] Marcuse écrit en 1954 que les technologies de communication provoqueront un processus de désublimation et qu'avec la télévision se développera un surmoi automatique. Ce surmoi automatique, c'est le radar de M. Sarkozy, c'est le fichier Edvige, c'est ce que Gilles Deleuze appellera en 1990 les sociétés et technologies de contrôle, dont il dira que le marketing est le principal dispositif. Tout cela a été étudié, pensé, débattu - mais pas dans les partis politiques de gauche. Aujourd'hui il est temps d'ouvrir cette discussion.
Je me considère héritier du marxisme, mais je ne me considère plus comme marxiste. Ce qu'on appelle le marxisme a rendu Marx illisible et n'est pas du tout sa pensée. Par exemple, dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels expliquent que le prolétariat, cette nouvelle classe sociale, n'est pas la classe ouvrière : ils expliquent au contraire que les ouvriers, qui ont un savoir-faire, vont disparaître pour être remplacés par les prolétaires qui, eux, n'ont que leur force de travail. Pourquoi ? Parce que le savoir est passé dans la machine. Et comme tout le monde a une force de travail, la concurrence va faire baisser le prix du travail et conduire à la paupérisation. Marx ajoute que tous les employés de la société industrielle deviendront des prolétaires. C'est ce qui arrive aujourd'hui aux ingénieurs des usines de sous-traitance automobile, qui ont perdu l'intelligence des processus.
Or la prolétarisation devient au XXe siècle la perte du savoir-vivre qui affecte les consommateurs. Nous ne savons plus faire à manger, préparer nos vacances, nous savons de moins en moins nous occuper de nos enfants, entourer nos parents. Des sociétés de services le font à notre place. Bientôt nous n'aurons même plus à conduire nos voitures : elles se conduiront toutes seules sur des autoroutes électroniques. Marx ne pouvait pas voir venir le consumérisme du XXe siècle. Cette société de consommation a été orchestrée par le marketing pour lutter contre une grande découverte du marxisme : la baisse tendancielle du taux de profit. En 1867, Marx explique que le capitalisme atteindra rapidement sa propre limite. Selon lui, le taux de profit diminuera obligatoirement, entraînant l'effondrement de la rentabilité des investissements, un processus de surproduction et du chômage. Et il croit qu'à la faveur de cette crise économique le prolétariat renversera le capitalisme. Or il y a bien eu une crise économique à la fin du XIXe siècle, mais le capitalisme l'a surmontée par deux voies. La première, la plus horrible, fut la guerre de 1914-1918 : quand le capitalisme rencontre ses limites, cela se termine en guerre. Il faut donc penser ces limites pour tenter, comme le voulait Jaurès, d'éviter les guerres. La deuxième voie est le marketing et le fordisme. Henry Ford n'a pas seulement utilisé la théorie de Taylor pour l'appliquer au travail à la chaîne dans ses usines, il a aussi découvert les techniques de consommation. Il a compris que Marx avait raison et qu'il fallait trouver une solution à la baisse tendancielle du taux de profit. Pour élargir le marché, il a inventé des modes de production, de distribution et de commercialisation tels que ses propres ouvriers puissent acheter les voitures qu'ils fabriquaient. Jamais au XIXe siècle la bourgeoisie n'avait imaginé que les prolétaires pourraient acheter ce qu'ils produisaient. Pour cela il fallait développer le consumérisme, et mettre la consommation au coeur de l'existence. Cela s'appellera « the american way of life ».
Au moment où Ford construit ses usines, à Los Angeles s'ouvrent les premiers studios de ce qu'on a appelé l'usine à rêves d'Hollywood. C'est aussi à ce moment qu'Edward Bernays explique au gouvernement américain comment manipuler l'inconscient. Et cela va mener dans les années vingt à la naissance de ce que le philosophe allemand Adorno nommera les industries culturelles, dont il dira qu'elles font système avec les industries de production matérielle. À quoi servent ces industries : cinéma, radio, télévision ? À capter le temps de notre attention pour mettre nos comportements au service de la consommation. Et nous adorerons consommer de plus en plus, et passer la grande part de notre existence devant la télévision, dans les embouteillages et au supermarché.
Le capitalisme du XXe siècle a capté notre libido et l'a détournée des investissements sociaux. Or c'est par la sublimation que notre libido fait de nous des êtres sociaux plutôt que des barbares. C'est l'énergie libidinale qui est à l'origine de ce qu'Aristote appelait la philia, l'amitié entre les individus (philia, en grec, veut dire amour). Aristote dit que pour vivre en société il faut que nous nous aimions, que nous ayons de l'estime les uns pour les autres, et d'abord pour nous-mêmes. Aujourd'hui nous n'existons plus : nous subsistons. Exister, c'est être reconnu par les autres à travers des relations sociales. Il n'y a plus de relations sociales, d'échange symbolique, de libido. Le marketing a exploité la libido des parents puis celle des enfants et les a détruites. Or, quand on détruit la libido, il reste les pulsions qui donnent al Qaeda aussi bien que Richard Durn, cet homme qui a assassiné la moitié du conseil municipal de Nanterre en 2002. Tous, nous sommes pulsionnels mais, en principe, notre éducation transforme nos pulsions en libido. Par exemple quand on tombe amoureux d'un homme ou d'une femme, on ne lui saute pas dessus. Cela existe, s'appelle le viol, et c'est réprimé. Quand on tombe amoureux on socialise la pulsion sexuelle et on cultive dans le temps une relation où l'on considère que l'objet de son amour n'a pas de prix. C'est ce sentiment que le capitalisme détruit peu à peu. Il est ainsi en train de détruire la parentalité. Avec d'autres j'ai lutté contre la chaîne de télévision Baby First. Elle n'a malheureusement pas été interdite, mais le CSA a recommandé aux parents de ne pas laisser leurs enfants la regarder. Pourquoi cette chaîne est-elle apparue ? Freud explique que, quand on a moins de cinq ans, on s'identifie à ceux qui nous éduquent de façon indélébile. Tout ce qui est alors transmis est inscrit dans l'inconscient et surdétermine le comportement. Le marketing américain en a déduit il y a une trentaine d'années qu'il fallait que la télévision s'adresse le plus tôt possible aux enfants car, comme l'a montré une enquête récente, 61 % des actes d'achats sont prescrits aux parents par leurs enfants.
Le capitalisme a connu deux limites. La première : la baisse tendancielle du taux de profit. La deuxième : la baisse de l'énergie libidinale. Une troisième a été annoncée par René Passet dès 1979 dans l'Économique et le vivant. Il montrait que le capitalisme s'autodétruirait en épuisant ses propres ressources : pétrole, eau, motivation, etc. En 2008, nous vivons cette crise colossale. Aujourd'hui, le danger n'est pas la bourgeoisie, mais un devenir mafieux qui se généralise dans tous les pays, y compris démocratiques. Qu'est-ce que la mafia ? C'est une organisation pulsionnelle où tous les coups sont permis. Or le capitalisme financier tend à devenir mafieux. Le capitalisme est en train de s'autodétruire et ce n'est pas une bonne nouvelle : cela pourrait être bien pire que la Première Guerre mondiale. Il n'y a pas aujourd'hui d'alternative crédible au capitalisme. Alors que faire ? Il faut poser sérieusement la question de la reconstruction d'une économie libidinale capable de produire de la sublimation et un changement de modèle industriel. Comment une société industrielle pourrait-elle se développer qui permettrait aux Indiens, aux Chinois, aux Brésiliens, etc., de rentrer dans un nouveau mode de vie où la subsistance de tous soit assurée sans détruire la planète ? C'est le vrai sujet. Le XIXe siècle a été régi par le productivisme, le XXe par le consumérisme. Aujourd'hui nous savons que ces modèles sont ruineux. Du coup, quand nous disons qu'il faut défendre le pouvoir d'achat des travailleurs, réfléchissons bien : Nicolas Sarkozy dit la même chose. Est-ce qu'il faut défendre le pouvoir d'achat des travailleurs, ou est-ce qu'il ne faut pas plutôt défendre leur savoir d'achat ? À quoi cela sert d'avoir du pouvoir d'achat pour acheter de la bouffe qui nous empoisonne ? À quoi cela sert de développer des comportements de consommation qui détruisent la planète ? Il faut inventer un nouveau mode de vie. Les gens ne veulent pas être gavés de crétineries mais ils sont pris dans un piège. Ils sont intoxiqués, devenus dépendants de l'automobile, de la télévision... Le capitalisme consumériste du XXe siècle a développé cette addiction et fonctionne sur cette base. Il a développé la capacité de contrôler notre inconscient et de nous manipuler. Tout cela peut et doit changer : tel sera le chantier politique du XXIe siècle.
Jean-Marc Joubert, Gilbert Pons dirigent un ouvrage collectif : Portraits de maîtres CNRS éditions. Sa lecture est un régal.
Ainsi présenté dans Libération :
Le physique compte, évidemment, comme compte la voix, comme compte ce je-ne-sais-quoi dans la prestance ou la façon de bouger qu'on nomme le charme et qui vous hypnotise. Gérard Granel avait une «charpente d'athlète grec» (Jean-Luc Nancy), la beauté, la force et la vulnérabilité de Marlon Brando, l'humour et l'élégance d'un Mastroianni, un rien de Bogart dans le regard ou dans la façon d'allumer ses cigarettes, «la silhouette de cow-boy d'un Burt Lancaster.» Figure mythique, il «faisait salle comble», bien sûr, et l'auditoire, à Bordeaux, à Aix, à l'université de Toulouse surtout, buvait ses paroles dans «un silence quasi religieux». Il a impressionné des générations d'étudiants. Mais serait-il devenu un Maître s'il n'avait eu que sa «phénoménale séducation» (Nicole Raymondis) ?
«Tintinnabulantes». Claude Bruaire ressemblait aussi à une star d'Hollywood - à John Wayne. Dans la toute jeune faculté de lettres et sciences humaines de Tours, était annoncée la nomination d'un nouveau maître de conférence : «Nous attendions une sorte de Petit Chose à grosse tête et lunettes, façon Sartre, et nous avons vu débarquer un grand Viking blond aux yeux noirs.» A «l'époque bénie de la liberté illimitée du boire, du fumer et du manger» (Dominique Folscheid), il allait avec ses étudiants célébrer les joies du bien-vivre, rendre honneur à l'andouillette et aux vins de Loire «dans les petits restaurants bordant le quartier des Halles». Mais le Bruaire simple et direct, «rustique», eût-il été surnommé «Le Maître» - «avec ce qu'il fallait de majuscules tintinnabulantes pour ennoblir un label aussi usagé» - si, «bête de scène», il n'avait mis son art au service d'un de «Sa Majesté Hegel», dont «à pleines lampées» il faisait absorber à ses auditeurs le «petit-lait» qui «rend plus intelligent» ?
Les professeurs de philosophie des lycées, des classes préparatoires ou des universités ne sont pas tous des John Wayne, des Monica Bellucci ou des Marlon Brando - ni tous des Petit Chose à lunettes, des grosses têtes bien pleines et mal faites, des «monstres spéculatifs», timides, cassants, hors du monde, psychorigides, des Socrate laids ou bourrus, à la voix fluette et à l'élocution empêtrée. Mais qu'est-ce qui fait que l'un(e) ou l'autre accède au statut de «Maître», de personne qui par sa façon d'être et d'enseigner devient le point de référence à partir duquel un élève ou un étudiant se détermine, décide de sa vocation, de son style de vie, de sa profession, parfois de sa morale, de ses options théoriques, politiques, religieuses ou esthétiques ? On trouvera des réponses, très variées, dans Portraits de maîtres - Les profs de philo vus par leurs élèves.
Les femmes philosophes sont ici très minoritaires (Nelly Viallaneix, Sarah Kofman, Christiane Menasseyre), et quasiment incompréhensible est l'absence, juste pour citer quelques noms, de Foucault, Lacan, Badiou, Althusser, Châtelet, Serres, Bouveresse, Lévi-Strauss... Reste que c'est une belle idée qu'ont réalisée Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons. On découvre en effet avec une certaine émotion la façon dont des philosophes qu'on connaît par leurs œuvres - Derrida, Deleuze, Levinas, Jankélévitch, Desanti, Dagognet, Canguilhem, Grimaldi... - étaient dans leur classe ou leur amphi, ce qu'ils avaient de particulier pour pouvoir transmettre dans la fascination leurs savoirs ou leurs méthodes, et devenir des «exemples».
Egalement l'influence «souterraine» exercée par des philosophes restés prioritairement des professeurs (et donc moins connus hors de l'institution : Claude Tresmontant, Michel Alexandre, André Pessel, Raymond Polin, Etienne Borne, Michel Haar...). Et, surtout, les mille modes, chez les «disciples», dont on utilise l'«héritage» (mais tous les élèves ne sont pas devenus des philosophes ni des professeurs).
«On m'a volé ma valise». Certains sont imprégnés de la pensée du maître, et écrivent comme lui, d'autres l'évoquent de façon délicieusement surannée, d'autres retiennent une personnalité, une phrase, un geste, une méthode de lecture, une attitude, un conseil déterminant. Ainsi Alain Roger, enclin à abandonner la philosophie pour le cyclisme, qui se ravise, changeant ainsi toute l'orientation de sa vie, lorsque Gilles Deleuze, son prof, le somme de «commencer par les Entretiens d'Epictète», de poursuivre «par l'appendice de la Première Partie de l'Ethique de Spinoza», de terminer par la première dissertation de la Généalogie de la morale de Nietzsche, et de chercher «le centre de gravité de ce triangle». Deleuze enseignait alors dans l'hypokhâgne du lycée Pothier, à Orléans. «Ses cours étaient très ardus... En même temps, il était désopilant [...]. Il arrivait, distant, impeccablement vêtu, costume sombre, chemise blanche, cravate noire. Il tenait, du bout de ses longs doigts, une petite serviette usagée, qu'il n'ouvrait presque jamais [...]. La séance débutait ordinairement par une histoire drôle [...]. Je me rappelle celle-ci : "On m'a volé ma valise... Une affreuse méprise... Dans la navette des Aubrais... Alors j'arrive à l'hôtel, j'ouvre ma valise et qu'est-ce que je trouve ? Des Colgate et des Palmolive, tout ça... Un représentant de commerce... Je le revois, si pressé... Un gros monsieur... Un Belge... J'en suis malade... Comment voulez-vous que je fasse ma classe avec des dentifrices et des mousses à raser ?"»
source Libération
Une blague ? Non, sans blague !